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La cérémonie battait son plein. Des dizaines d’enfants entonnaient l’hymne à l’empereur composé par le maître de la cité de Néfrousy.
Soudain, des hurlements brisèrent cette fausse harmonie.
Furieux, Tita fils de Pépi fit signe à ses policiers d’interpeller les auteurs de ce désordre qui seraient exécutés sur l’heure.
Mais les cris redoublèrent, provenant de l’extérieur de la ville.
— Ce sont nos paysans, seigneur ! déclara un policier. Ils nous supplient d’ouvrir la grande porte.
Mettant fin à la fête, le tyran monta sur les remparts d’où il découvrit un spectacle révoltant : des dizaines d’agriculteurs avaient quitté leur travail pour tenter de se réfugier dans la cité !
Dans la vaste plaine aux riches cultures avançaient les soldats de l’armée de libération.
À leur tête, le pharaon Kamès.
— Mettons vite les paysans à l’abri, recommanda le chef des archers.
— Ne prenons pas le moindre risque. Qu’ils soient abattus.
— Abattus… Vous voulez dire… Nos paysans, nos propres paysans ?
— Hors de question d’ouvrir la grande porte. Exécute mes ordres, puis fais tirer sur l’ennemi, de sorte qu’il ne puisse pas approcher de nos murs.
Sous les yeux effarés des Égyptiens, les paysans désarmés furent massacrés par la police de Tita fils de Pépi.
Révoltés, un jeune capitaine et quelques fantassins s’élancèrent pour leur porter secours, mais aucun d’eux n’échappa aux flèches des archers de Néfrousy.
— Que ce genre d’initiative soit bannie, exigea le roi. Vous voyez où elle conduit.
— Il faut ramener les corps de nos hommes, avança Emheb.
— Pas en sacrifiant d’autres vies. Encerclons d’abord la ville.
Les Égyptiens se déployèrent en restant hors de portée des archers hyksos. Des tentes furent dressées, le chancelier Néshi fit servir des repas.
Sur l’ordre d’Ahotep, les régiments d’élite commandés par l’Afghan et le Moustachu se postèrent au nord de Néfrousy afin d’empêcher d’éventuels renforts de briser le siège.
Dès que le soleil fut couché, Ahmès fils d’Abana et une dizaine de volontaires rampèrent jusqu’à l’endroit où leurs camarades étaient tombés. Ils réussirent à ramener les cadavres mais aussi trois blessés graves auxquels Féline administra les premiers soins avant leur transport sur le bateau-infirmerie.
— Les murailles semblent solides, observa le gouverneur Emheb. Un siège efficace nous prendra beaucoup de temps.
— Je me retire dans ma cabine, décida Kamès.
En dépit de la menace que constituait l’armée thébaine, Tita fils de Pépi avait maintenu le banquet organisé en son honneur et qu’il présidait en compagnie de son épouse.
— Fais au moins semblant de t’amuser, Anat.
— Oublies-tu que nous sommes assiégés ?
L’ours planta ses dents dans une cuisse d’oie.
— Cette bande de révoltés ne nous menacera pas longtemps.
— En es-tu si sûr ?
— Des renforts hyksos les piétineront dès demain matin. Ils prendront ces imbéciles à revers, et j’enverrai les survivants à Avaris où leur supplice distraira l’empereur. En échange de ce cadeau, Apophis m’accordera de nouveaux privilèges. Au fond, la venue de ces insensés est une chance. Grâce à eux, je vais renforcer mon prestige !
Sans le moindre allant, un orchestre composé de flûtistes et d’hautboïstes jouait une mélodie lancinante qui exaspéra le maître de Néfrousy.
— Disparaissez, incapables !
Les musiciens décampèrent.
— As-tu pris toutes les précautions nécessaires ? s’inquiéta Anat.
— Mes archers se relaieront sur les remparts, personne ne pourra approcher. Sois tranquille, ma douce : nous ne sommes pas en danger.
— Es-tu vraiment persuadé que les Hyksos sont invincibles ?
— Ils le sont, sois-en certaine !
Kamès tournait dans sa cabine comme un fauve en cage. Hésitant sur la stratégie à adopter, il mettait et remettait en balance la vie de ses soldats et la nécessaire conquête de Néfrousy. Ne tirant aucun fruit de ses réflexions, il sortit sur le pont où la reine Ahotep goûtait les derniers rayons du couchant.
— As-tu pris ta décision, mon fils ?
— Je n’y parviens pas. Un trop long siège nous ferait perdre notre élan, un assaut mal mené entraînerait de trop lourdes pertes.
— Tes conclusions sont les miennes.
— Alors, que préconisez-vous ?
— Cette nuit, je m’entretiendrai avec le dieu Lune. Lui, l’interprète du ciel, nous enverra un signe qui guidera notre action. Va te reposer, mon fils.
Suspicieux, l’Afghan et le Moustachu descendaient le Nil à bord d’une barque légère en compagnie d’une dizaine d’hommes aguerris. Tous les sens en éveil, ils progressaient avec une extrême lenteur.
— Les voilà, annonça le Moustachu. On ne s’était pas trompés.
Deux bateaux de guerre hyksos au mouillage.
Les marins bivouaquaient sur la rive, les sentinelles paraissaient très détendues. En terrain conquis, qu’avaient à redouter les renforts qui atteindraient Néfrousy dès le lendemain ?
Un membre du commando rebroussa chemin pour aller chercher les deux régiments d’élite stationnés non loin de là. Moins de deux heures plus tard, ils étaient à pied d’œuvre.
— Emparons-nous d’abord des bateaux, décida l’Afghan. Nos meilleurs nageurs les aborderont par la poupe et grimperont à bord. Élimination rapide et silencieuse des marins de garde. Quand ce sera terminé, qu’un seul nous rejoigne. Les autres prépareront l’appareillage.
Si l’opération échouait, les Hyksos inspecteraient aussitôt les environs. L’affrontement direct serait inévitable.
Les minutes parurent interminables.
Puis une tête émergea de l’eau, et le nageur fit son rapport.
— Marins ennemis éliminés. Les bateaux sont à nous.
— On se répartit en trois groupes, précisa le Moustachu. Dès que les Hyksos sont couchés, on attaque.
Le pharaon Kamès n’avait pas réussi à dormir. Depuis son couronnement, il ne trouvait le sommeil qu’une à deux heures par nuit, sans que son énergie en fut affectée. Il songeait constamment à son père et ressentait parfois de violentes douleurs aux endroits du corps où le pharaon Séqen avait été blessé.
On frappa à sa porte.
— Deux bateaux hyksos foncent sur nous, lui apprit le gouverneur Emheb.
Kamès se rua à la proue du navire amiral, mais il était bien tard pour réagir. Comment prévoir que des navires de guerre prendraient le risque de naviguer en pleine nuit ?
Réveillés en sursaut, les marins égyptiens se précipitaient à leur poste.
— Regardez, au sommet du mât ! s’écria l’un d’eux. C’est le Moustachu !
La tension retomba.
Les deux bateaux accostèrent en douceur, leurs occupants poussèrent des cris de victoire.
— Majesté, déclara l’Afghan, notre flotte compte deux unités supplémentaires. Quant aux renforts qu’espérait le collaborateur Tita, ils ne viendront pas.
— Magnifique travail !
— Nous avons surpris les Hyksos pendant leur sommeil. De notre côté, trois morts et quinze blessés.
— Fais-les soigner et allez vous reposer.
— Si vous comptez attaquer à l’aube. Majesté, nous avons juste le temps de manger un morceau.
Le roi ne répondit pas.
Alors que les premières lueurs perçaient les ténèbres, la reine Ahotep vint vers lui. Malgré une nuit blanche, son visage était d’une surprenante fraîcheur.
— Mère, le dieu Lune a-t-il parlé ?
Jaillissant de l’orient, un faucon aux plumes bigarrées traversa le ciel. Ses ailes semblaient immenses, comme si elles prenaient possession de l’espace entier.
— Il vient de parler, constata le pharaon, et je l’ai entendu !